Sur la piste d'une hypothétique langue mère

Stéphane Foucart LE MONDE 16.08.05

Fadaises, absurdités, non-sens. Dans la communauté des linguistes, les travaux sur l'origine du langage et des langues ont, longtemps, été frappés du sceau de l'hérésie. Il suffit, pour s'en convaincre, de consulter les statuts de la Société linguistique de Paris (SLP), fondée en 1866 : l'article 2 de son règlement dispose sans ambages qu'"aucune communication concernant soit l'origine du langage, soit la création d'une langue universelle" n'est admise.

Depuis, une part de ces tabous sont tombés. Même si d'importantes controverses subsistent. "Il y a deux aspects distincts dans ces discussions, dit Christophe Coupé, chercheur au laboratoire de dynamique du langage (CNRS et université Lyon-II). D'une part, la question de l'émergence de la fonction du langage qui pourrait remonter à plusieurs centaines de milliers d'années, voire à un à deux millions d'années. Et, d'autre part, la question d'une hypothétique langue mère, qui aurait été parlée par nos ancêtres, les premiers Homo sapiens, voilà environ 100 000 ans, en Afrique de l'Est, et dont dériveraient toutes les langues actuelles."

Ces deux questions n'auront, sans doute, jamais de réponses autres que spéculatives. Bon nombre de paléoanthropologues, de linguistes ou de préhistoriens ont cependant acquis la certitude que les premiers sapiens disposaient d'un langage évolué. Que l'émergence d'une langue structurée autour d'un lexique et d'une grammaire est, en somme, consubstantielle à l'apparition de l'homme moderne. "C'est ce qui donne tout son sens à l'hypothèse de la langue mère, dit Bernard Victorri, directeur de recherche (CNRS) au laboratoire langues, textes, traitements informatiques, cognition (Lattice). Si nous descendons de quelques milliers d'Homo sapiens partis d'Afrique et si ce groupe utilisait une seule et même langue, il est naturel de penser que toutes celles que nous parlons aujourd'hui dérivent, d'une manière ou d'une autre, de cette langue primitive."

Si, au contraire, on postule qu'une proto-langue n'est apparue chez sapiens qu'au cours de sa dispersion sur la planète, alors "tout devient plus compliqué" , explique M. Victorri. "Dans ce cas, il est très difficile d'expliquer pourquoi toutes les langues partagent autant de caractéristiques, poursuit-il. Tous les lexiques du monde ont, par exemple, des propriétés de polysémie ­ - le même mot peut avoir plusieurs sens sans aucun rapport ­ - et de synonymie ­ - un même objet peut être décrit par plusieurs mots distincts." Des propriétés qui semblent banales au profane mais dont l'indéfectible présence dans toutes les langues humaines trahit, peut-être, leur lointaine parenté.

D'autres indices suggèrent que sapiens disposait d'une langue complexe avant de quitter son berceau est-africain. La colonisation de l'Australie, par exemple. Celle-ci, rappelle M. Coupé, s'est faite "il y a environ 60 000 ans alors qu'aucun bras de terre ne reliait le bloc australien au continent" . "Les longues traversées maritimes nécessaires à sa conquête, poursuit M. Coupé, nous renseignent sur les capacités cognitives et sur la complexité des systèmes de communication des premiers sapiens pour, par exemple, construire des embarcations, etc."

Mais, à ce jeu, Homo sapiens n'a pas eu, tant s'en faut, l'exclusivité d'un système de communication sophistiqué. Car, comme le rappelle M. Coupé, "d'autres colonisations par voie maritime, plus anciennes, ne sont pas le fait de notre espèce" . Les côtes de la Corse et de la Sardaigne ont, par exemple, été abordées voilà 300 000 ans par des esquifs sans doute très rudimentaires, construits et manoeuvrés par des spécimens d'Homo neanderthalensis. Voilà qui pose la question, dit M. Coupé, du niveau de complexité linguistique atteint par ces hominidés qui devaient disposer, au moins, d'un lexique élaboré.

Cette possibilité amène d'autres questions sur les origines des langues actuelles. Après sa sortie d'Afrique, Homo sapiens s'est frotté, parfois de près, aux Néandertaliens en Europe, mais aussi à des erectus archaïques en Asie. Y a-t-il eu échanges linguistiques ? La langue des sapiens s'est-elle, par endroits, mâtinée de parlers plus anciens encore, inventés par d'autres espèces que la nôtre ? Cette hypothèse ne peut être exclue, même si l'apport de preuves demeure illusoire.

Connaître le contenu de cette toujours hypothétique proto-langue est-il possible ? Depuis la fin du XIXe siècle, la linguistique s'échine à classer les langues en familles ­ chamito-sémitiques, indo-européennes, etc. ­ et à reconstruire leurs idiomes d'origine. A partir de l'indo-européen (sanskrit, latin, grec, etc.), les linguistes ont ainsi retrouvé le lexique du proto-indo-européen. Perdu depuis des milliers d'années, il a été ressuscité à force de déductions et de comparaisons. Un peu comme si, ignorant tout du latin, on le redécouvrait grâce au français, à l'italien et à l'espagnol...

Pourquoi, dès lors, ne pas réitérer ces recoupements pour tenter de parvenir, par comparaisons successives, à la fameuse langue mère ? Impossible, répondent la grande majorité des linguistes. "Les méthodes de la linguistique historique ne permettent pas de remonter au-delà de 7 000 ou 8 000 ans", explique M. Victorri.

Passant outre ce principe, le grand linguiste américain Joseph Greenberg, mort en 2001, avait pourtant proposé une nouvelle classification des langues du monde en une dizaine de "super-familles", dont les divergences remonteraient à plus de 12 000 ans... Son disciple Merritt Ruhlen, chercheur à l'université Stanford, est allé plus loin en proposant, dans un ouvrage paru en 1994 (L'Origine des langues, éd. Belin, coll. "Débats"), la reconstruction d'une trentaine de racines du lexique de l'hypothétique langue mère. Ses travaux sont cependant très controversés, et beaucoup de ses pairs lui reprochent une démarche qui manque cruellement de rigueur...

Le rêve de reconstituer, un jour, les premiers mots d'Homo sapiens est-il vain ? La génétique des populations apportera peut-être des éléments de réponse. L'étude des génomes permet en effet de dater les séparations des populations. En recherchant, en Afrique australe, à identifier des populations isolées depuis 50 000 à 70 000 ans, Joanna Mountain et Alec Knight, du laboratoire de génétique des populations de l'université Stanford, sont parvenus à la conclusion que sapiens pourrait bien avoir utilisé, en tout premier, une de ces langues "à clic" popularisées par un film des années 1980, Les Dieux sont tombés sur la tête ...